Le miroir

Zerkalo

Andreï Tarkovski, URSS, 1973, Potemkine Films

Commentaire

Cet extrait se situe au début du film Le miroir, en grande partie autobiographique, qui relate la vie d’Alexei, de l’enfance à l’âge adulte. L’intensité de la séquence ne tient pas au fil narratif, très ténu (une femme faut ses adieux à un homme, rentre chez elle où ses enfants mangent, ils assistent à l’incendie d’une grange à l’extérieur de la maison) mais à une grande épaisseur et intensité sensorielle, d’une remarquable diversité.

Elle se construit autour de la maison et de la question du passage de l’intérieur à l’extérieur. Le début de la séquence se déroule aux abords d’une maison, dans la campagne russe. Il fait froid, les éléments sont très présents : une soudaine et brève bourrasque de vent agite les herbes, la femme serre son châle contre elle en rejoignant la maison en bois, en profondeur de champ. Le sol est dur et humide : une femme emporte l’enfant allongé dans un abri de fortune sur un lit de paille.

A l’intérieur du foyer protecteur, une grande attention aux détails est apportée à toute une palette de sensations s’adressant à la mémoire sensorielle du spectateur. Dans un seul et même plan, très court, les enfants mangent : notre attention, à égalité, est attirée sur le lait renversé sur la table en bois, les framboises dispersées, le chat qui lape le lait et à qui on verse, par jeu, du sel sur la tête. Face au brasier qui dévore la grange, la femme saisit un seau à la margelle du puits, y puisant de l’eau pour se rafraîchir. Il n’y a pas d’opposition entre le dedans et le dehors, mais une grande perméabilité entre les deux univers : un lent travelling accompagne le regard de la mère jusqu’au bouquet posé devant la fenêtre ouverte et nous conduit dehors, où la pluie détrempe le jardin vide. De même, la fin de la séquence, construite de manière très complexe, embrasse dans un même geste cinématographique l’appel au secours qui vient du dehors, les enfants qui se précipitent pour voir l’incendie, la mère qui sort et rejoint l’homme, face au brasier. Dans le cinéma de Tarkovski, la matière, les objets ont leur vie organique et existent autant que les personnages : ainsi quand les enfants quittent précipitamment la table, la caméra reste sur la table et la bouteille tombe à terre, roulant sur le sol. La bande son renforce la puissance de cet univers sensoriel : le chuchotis des enfants et les cris du voisinage, les pas qui foulent le sol en bois, le feu qui crépite, les gouttes de pluie qui tombent du toit. Au début de la séquence, ces bruits du quotidien sont partiellement couverts par la voix off qui lit un poème. C’est la voix du père de Tarkovski, Arseni, qui lit un de ses textes. Dans cette séquence, à l’enjeu scénaristique apparemment absent, le spectateur à l’impression de pénétrer dans un univers d’une grande puissance sensorielle qui forme un monde à lui tout seul. Il n’y a pas de repère temporel, mais la sensation du temps qui passe, l’empreinte de la nostalgie. La traversée des sensations, parfois liées à des émotions contradictoires (les larmes de la mère, la joie mêlée de terreur des enfants devant l’incendie) concerne autant les personnages que les spectateurs. Elles apparaissent aussi, à travers ce poème énigmatique, comme des réminiscences de l’enfance du réalisateur.