L’enfant aveugle

Blind kind

Johan Van der Keuken, Pays-Bas, 1964

Commentaire

Restituer le monde perceptif des aveugles au cinéma relève du défi. Johan Van der Keuken s’y essaie en réalisant en 1964 un film documentaire sur les enfants et adolescents d’une école spécialisée en Hollande.

La séquence débute par une série de plans sur des mains qui touchent et tâtonnent des objets. La bande son, presque saturée, associe tous les sons ambiants de la pièce : le brouhaha des autres enfants hors-champ, la voix claire des aveugles qui énoncent à voix haute le nom des objets une fois identifiés. Ces plans rapprochés associés à cette bande sonore saturée plongent le spectateur dans un univers âpre : celui de ceux qui, privés d’un sens, sont enfermés dans un monde dont les contours s’arrêtent au bout des doigts. Puis, de lents panoramiques remontent lentement, dévoilant les visages des enfants concentrés, aux yeux grands ouverts dépourvus pourtant de regard. Nous sommes troublés : ils sont inconscients du spectacle qu’ils donnent mais nous les regardons avec attention. Une musique survient alors, très douce, qui nous éloigne de cette expérience presque désagréable et fait naître sous nos yeux des personnages. Au-delà des dispositifs qui leurs sont proposés, ils inventent leurs propres moyens de s’approprier le monde : porter les objets à la bouche, les secouer, jouer avec un insecte qui traverse la table de travail. Puis la séquence bascule : le réalisateur s’emploie à nous faire partager la joie vertigineuse d’une fillette à l’issue d’une séquence d’apprentissage. Il associe plusieurs plans du processus, pris à des moments et peut-être des jours différents. La fillette, face à nous, touche un pigeon empaillé. Au montage, le rythme d’une valse lente, jouée par des mains parfois hésitantes, épouse les étapes de son cheminement et nous fait entrer dans son intériorité. Quand enfin elle caresse l’animal bien vivant, elle le serre contre son cœur et elle sourit quand, à la fin il manque de s’envoler… La fin de l’extrait est également bouleversante : un enfant, à l’aide d’une machine, tape un texte. Un autre déchiffre une carte de géographie. Celui qui est privé de vue est privé également d’un accès au langage dont il ne peut interpréter les signes : quand nous disons le mot montagne, le sens est immédiat et fait naître une image. Quelles images intérieures naissent chez l’enfant aveugle qui le déchiffre sur un livre ou une carte géographique en braille ?

Tout au long de la séquence, Johan Van Der Keuken invente et expérimente : par le montage, la répétition des motifs, l’utilisation de la musique il essaie de retranscrire l’expérience d’un être jeune dépourvu d’un sens premier et fondamental qui chemine lentement et patiemment vers l’appréhension du monde. En tentant également, dans un même mouvement, de filmer le mystère de leur perception du monde, il interroge également le pouvoir même du cinéma.