Édito
Le Cinéma, cent ans de jeunesse repose sur un réseau international de partenaires culturels, en particulier des cinémathèques, qui participent autant à la réflexion autour du projet pédagogique qu’à sa coordination au plan local (régions, pays). Chaque année, de nouveaux coordinateurs, enseignants et réalisateurs intervenants rejoignent ce réseau unique dans le paysage de l’éducation au cinéma.
Depuis 2021, la coordination est assurée par l'association "Cinéma, cent ans de jeunesse !", en partenariat avec Documentaire sur grand écran et le Ciné 104 en Ile de France, et en collaboration avec le DFF - Deutsches Filminstitut & Filmmuseum, à Francfort - dans le cadre d’un projet Erasmus + « Exploring CCAJ ». E*CCAJ associe au réseau les Universités de Brême et de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
Fort du soutien des cinéastes impliqués dans le projet et de l’attention manifestée par l’ACE (Association des cinémathèques européennes), le CCAJ travaille à obtenir les conditions de sa pérennisation.
En 2022-23, 38 ateliers sont mis en place (écoles, collèges, lycées) dans 7 régions en France (métropole et outremer), 15 pays au total à l’international.
Le fil rouge des ateliers sera la question : « Centré/décentré ». Un nouvel angle pour approcher les films, regarder et écouter les plans, (et penser l’histoire du CCAJ).
Focus
Au moment de l’écriture de son scénario, puis ensuite à chaque scène, puis ensuite à chaque plan, le cinéaste doit prendre des décisions sur cette question essentielle de la création-cinéma : « centrer/décentrer ».
À chacune des étapes de la création du film, il peut choisir de rester sagement conforme au centrage logique attendu par le spectateur.
Mais il n’y a aucune obligation pour lui de centrer mécaniquement ses scènes et ses plans sur cette attente de conformité et de confort du spectateur.
Créer c’est souvent au contraire déjouer cette attente par un décentrage qui modifie la perception de l’histoire, de la séquence, du plan.
Et ceci à tous les niveaux.
Niveau du scénario : le film n’est pas obligé de se centrer sur le personnage dont il raconte l’histoire. Elle peut aussi être racontée de façon décentrée par un autre personnage qui peut donner son récit décalé de cette histoire.
Cet autre personnage, qui produit le décentrement, peut être présent à l’image dans le film ou simplement par sa voix off.
Dans les films qui n’ont pas recours à un narrateur, ni à un personnage principal, la conduite du récit par le cinéaste est aussi régie par la question centré/décentré.
Niveau de la scène : dans de nombreux films, le réalisateur abandonne provisoirement, le temps d’une scène, le sujet central de la situation et se décentre vers un sujet ou un point de vue périphérique.
Niveau du sujet même de la scène : certaines scènes, par leur sujet même, suscitent chez beaucoup de cinéastes différents le décentrement de la représentation. C’est le cas de la rencontre amoureuse, du coup de foudre, où la perception ordinaire, stable et centrée, du monde est ébranlée pour le personnage qui en est le sujet. C’est lui-même qui est affecté dans sa représentation du monde par le rapt de sa conscience ordinaire dans le ravissement amoureux.
Niveau des plans : il arrive souvent qu’un plan, dans une séquence, résiste à la continuité des autres plans et décentre notre vision de la scène ou nos habitudes de spectateur.
Ce décentrement peut prendre plusieurs formes : changement d’axe inattendu, passage à un très gros plan, métonymie (la partie pour le tout), changement soudain de décor.
Bresson est sans aucun doute le grand cinéaste du décentrement de ses plans par rapport à l’attente classique du spectateur. Il a théorisé son choix de filmer systématiquement la partie pour le tout (les mains plutôt que les visages) et l’effet au lieu de la cause.
Le passage à un très gros plan inattendu perturbe parfois le sentiment de l’homogénéité du monde et de l’espace. Buñuel a souvent exploré cet effet de décentrement de la perception homogène de la réalité. Passage à de très gros plans d’insectes comme autre monde parallèle. Mais aussi Godard et Kiarostami.
Dans les années 1950, la caméra panotait vers la cheminée ou la fenêtre au moment où les deux amants allaient s’enlacer sur le lit : le décentrement dans un plan a aussi été longtemps une façon de déjouer la censure.
Alain Bergala
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